4
Pike vivait seul à Culver City, dans une maison de trois pièces construite au cœur d’une résidence fermée. Il rentra chez lui, se déshabilla et prit une douche pour se débarrasser de sa sueur. Après s’être aspergé d’eau brûlante, il passa à l’eau froide. Pike ne broncha pas quand le jet glacé lui mordit la peau. Il se frotta le visage et le cuir chevelu, resta longtemps sous l’eau, puis se sécha.
Avant de se rhabiller, il s’examina dans le miroir. Pike mesurait un mètre quatre-vingt-trois et pesait quatre-vingt-douze kilos. Il avait été blessé sept fois par balle, quatorze fois par des éclats d’obus, onze fois par des coups de couteau ou d’armes blanches diverses. Les cicatrices consécutives à ses blessures et aux interventions chirurgicales associées traçaient sur son corps une carte dont les routes ramenaient toutes au même point. Pike savait exactement lesquelles dataient de l’époque où il travaillait avec Frank Meyer.
Il se pencha vers la glace et scruta ses yeux l’un après l’autre. Le gauche, le droit. Le blanc était vif et luisant, les iris d’un bleu profond, liquide. La peau tout autour était ridée à force de les plisser sous le soleil. Les yeux de Pike étaient sensibles à la lumière, mais son acuité visuelle était sidérante. 20/11 pour l’œil gauche, 20/12 pour l’œil droit. À l’école des tireurs d’élite, ses instructeurs avaient adoré.
Pike s’habilla, puis remit ses lunettes noires.
— Yoda.
Il déjeuna d’un reste de plat thaï réchauffé au micro-ondes. Du tofu, du chou, des brocolis et du riz. Il but un litre d’eau puis lava son assiette et sa fourchette en pensant à ce qu’il avait appris de Chen et de Terrio, ainsi qu’à la façon de l’exploiter.
Lui tomber dessus en plein jour dans une rue tranquille pour lui poser quelques questions trahissait une forme de désarroi. Cela confirmait qu’au bout de trois mois, sept attaques et onze homicides, Terrio n’avait toujours pas recueilli assez d’indices pour envisager une arrestation. Cependant, une absence de preuves ne signifiait pas forcément une absence de suspects ou d’informations utiles – de celles qui, selon l’expression de Chen, étaient affaire d’huile de coude. Les bandes spécialisées dans la prise d’assaut de domiciles comprenaient presque toujours des professionnels violents. S’ils se faisaient prendre, ils cessaient de sévir le temps de leur incarcération, mais ils récidivaient presque toujours une fois relâchés. Un enquêteur aussi expérimenté que Terrio le savait ; il avait dû comparer la date de la première agression à celle de la remise en liberté d’un certain nombre de malfaiteurs ayant ce type d’antécédents, afin d’identifier d’éventuels suspects. Pike voulait découvrir ce qu’il avait trouvé.
Il monta à l’étage, ouvrit le coffre-fort dissimulé dans la penderie de sa chambre, et en retira une liste de numéros de téléphone. Ceux-ci n’apparaissaient pas en clair, ils étaient cryptés selon un code alphanumérique. Pike trouva celui dont il avait besoin, redescendit, s’assit par terre contre le mur et passa son coup de fil.
Jon Stone décrocha à la deuxième sonnerie, avec en fond sonore les pulsations d’un vieux rap de Niggaz With Attitude. Il devait avoir reconnu le numéro de Pike sur son écran.
— Tiens donc. Regardez qui m’appelle.
— J’ai deux ou trois questions.
— Vous êtes prêt à payer combien pour deux ou trois réponses ?
Jon Stone était devenu chasseur de têtes pour des sociétés militaires privées après avoir dirigé la sienne. Il fournissait désormais en hommes les poids lourds du secteur, de même que les compagnies de sécurité les plus appréciées de Washington et du monde des affaires. Plus sûr, et nettement plus lucratif.
Pike ne répondit pas ; au bout d’un certain temps, le volume des NWA diminua.
— Bon, fit Stone, laissons ça de côté pour le moment. Allez-y, posez vos questions, on verra bien ce qu’il en ressort.
— Vous vous souvenez de Frank Meyer ?
— Frank l’intrépide, mon homme des tanks ? Et comment !
— Frank a travaillé dernièrement ?
— C’était un de vos gars. À vous de me le dire.
— Il était sur le marché ?
— Il a pris sa retraite il y a dix ans au moins.
— Vous n’avez entendu aucune rumeur ?
— Comme quoi ?
— Comme quoi Frank se serait rapproché de gens peu fréquentables.
— Frank l’intrépide ? ricana Jon Stone. Reprenez-vous.
— Il n’aimait pas qu’on l’appelle Frank l’intrépide. Ça le mettait mal à l’aise.
Stone garda le silence, peut-être était-il gêné.
— Il y a moins de deux heures, enchaîna Pike, un inspecteur de police nommé Terrio m’a annoncé que Frank avait les mains sales. Il croit que sa boîte d’import lui servait de couverture pour une activité illégale.
— Comment se fait-il qu’un flic vous ait parlé de Frank ?
— Frank et sa famille ont été assassinés.
Stone resta muet un moment ; quand il reprit la parole, ce fut d’une voix sourde.
— C’est vrai ?
— Un commando de braqueurs a attaqué sa maison avant-hier soir. Frank, sa femme, leurs gosses. Ils se concentrent sur des cibles habituées à manier du cash – dealers, blanchisseurs d’argent sale, ce genre-là. Frank n’était pas le premier.
— Je suppose que je vais devoir me renseigner. Je n’arrive pas à croire que Frank ait pu mal tourner, mais je vais voir ça.
— Autre chose. Vous avez des contacts à la section des fugitifs ou aux investigations spéciales ?
— Pourquoi ? fit Stone, un peu inquiet.
— Vous savez bien pourquoi, Jon. Si la cellule spéciale de Terrio a identifié des suspects, c’est à la section des fugitifs ou à la SIS qu’il reviendra de les retrouver. Je veux savoir ce qu’ils ont.
Les enquêteurs de la section des fugitifs étaient spécialisés dans la recherche et l’arrestation de criminels dans certaines situations à haut risque. La section des investigations spéciales regroupait des agents d’élite chargés d’exercer une surveillance sur des criminels soupçonnés de crimes violents en série. Avec leur formation, leur habileté et leur expérience, les officiers retraités de ces deux sections étaient des recrues en or pour les officines de sécurité, et Jon en avait recasé plus d’un dans le privé.
Stone marqua un nouveau temps d’hésitation ; Pike prêta l’oreille au morceau des NWA, enregistré avant qu’Ice Cube ne rentre dans le rang.
— Allez, Jon. Vous avez vos entrées chez eux.
Stone s’éclaircit la voix.
— J’ai peut-être un ami qui a un ami là-bas, répondit-il, un peu embarrassé. Mais je ne peux rien vous garantir.
— Il me faut cette info avant qu’ils arrêtent quelqu’un.
Au bout de quelques secondes, Stone lâcha pensivement :
— Je m’en doutais un peu.
— Frank était un de mes hommes.
— Bon, s’agissant des affaires de Frank, il me vient une idée. Demandez à Lonny. Lonny saura peut-être.
Lonny Tang. L’homme qui avait pris la photo au Salvador. Treize jours plus tard, au Koweït, Frank Meyer lui sauverait la vie au cours de ce qui se révélerait être l’ultime mission de Lonny.
— Pourquoi Lonny ?
— Frank était resté en contact. Vous l’ignoriez ? Il lui envoyait des cartes de vœux, ce genre de truc. Je suis prêt à vous parier dix dollars que sa femme n’en a jamais rien su.
Pike s’abstint de répondre, car lui non plus n’en avait jamais rien su. Il n’avait pas reparlé à Lonny depuis des années.
— Si Frank a confié à quelqu’un qu’il était impliqué dans un truc louche, ajouta Stone, ça ne peut être qu’à Lonny.
— C’est une bonne idée. Je lui demanderai.
— Vous allez devoir passer par son avocat. Vous voulez le numéro ?
— Je l’ai.
— Je vous rappellerai pour le reste après en avoir parlé à mes amis.
— Merci, Jon. Je vous dois combien ?
Stone augmenta à nouveau le volume des NWA. Le morceau parlait de tirer dans le tas à Compton. De faire payer un fils de pute.
— Laissez tomber. Frank a aussi été un de mes gars.
Pike raccrocha, annula les deux rendez-vous qu’il avait dans l’après-midi, puis appela l’avocat de Lonny Tang, un certain Carson Epp.
— J’ai besoin de lui parler. Vous pouvez m’arranger ça ?
— C’est pressé ?
— Très. Une urgence familiale.
— Je peux lui dire de quoi il s’agit ?
Pike décida que Lonny devait apprendre la mort de Frank de sa bouche, et non pas de celle d’Epp ni de qui que ce soit d’autre. Lonny aussi avait été un de ses gars.
— De Frank le Tank.
— Frank le Tank ?
— Il comprendra. Je vous laisse mon numéro de portable.
Pike le lui dicta puis raccrocha, en pensant qu’il ne pouvait pas attendre que Stone apprenne si oui ou non Terrio avait des pistes. Il se demanda si Ana Markovic était encore en vie et si elle avait pu parler. Impossible, d’après Chen, sauf que Chen ne faisait que répéter ce qu’il avait entendu dire par les flics, lesquels avaient dû plier bagage dès qu’un médecin leur avait dit qu’elle ne se réveillerait pas. Pike voulait parler aux infirmières. Même inconsciente, Ana Markovic avait peut-être murmuré quelque chose après le départ des flics. Un mot, un nom pouvait suffire à lui donner un avantage sur eux. Et il voulait l’avoir.
Il enfila une chemise bleu ciel pour se rendre présentable, acheta un bouquet de marguerites et partit pour l’hôpital.